Source : Madame Figaro - Morgane Miel
Les études le disent : les Français sont débordés, ils travaillent trop. Et cette surcharge est devenue la norme. Comment trouver la juste mesure de l'engagement ?Quelques pistes avec le sociologue Marc Loriol.
À partir de quand travaille-t-on «trop» ? La vie professionnelle doit-elle forcément déborder sur les soirées, les dimanches ; grignoter l'espace familial, amical, les temps de repos de nos vies, pour être efficace ? Nous avons posé la question à Marc Loriol, sociologue, auteur de L'addiction au travail, de la pathologie individuelle à la gestion collective de l'engagement (1). Dans son ouvrage, il décrypte la notion de surtravail et s'interroge sur les causes qui y conduisent.
Processus de plus en plus complexes, difficulté à évaluer l'efficacité des uns, qui dépend souvent de celle des autres… Aujourd'hui, compétence et reconnaissance se mesurent à l'aune du degré d'investissement de chacun. Et la passion pour le travail, largement encouragée, flirte dangereusement avec le surengagement. À quel prix ? Quelques pistes d'analyse.
Madame Figaro. – Votre livre dresse un état des lieux du travail en France. Y travaille-t-on trop ?
Marc Loriol. – Mon livre s'inscrit dans un contexte politique : au moment de son écriture, il y a un peu plus d'un an, on entendait beaucoup, dans le débat public, que les Français ne voulaient plus travailler. J'ai voulu vérifier si c'était vrai. Le temps de travail suit les fluctuations de l'Histoire : il a baissé avec la IIIe République, avant de remonter avec la crise de 1929 et la marche inéluctable vers la guerre. Après celle-ci, il a encore augmenté jusqu'en 1951 et la fin de la reconstruction, avant de rediminuer progressivement jusqu'en 2003 environ. Depuis… il stagne, même si on constate récemment une légère remontée due au recours des entreprises aux heures supplémentaires. On ne peut pas dire qu'en France tout le monde surtravaille, si l'on accepte cette définition – travailler plus que la moyenne à une époque donnée. Mais c'est le cas de nombreuses professions.
Lesquelles ?
Les agriculteurs, d'abord (qui travaillent en moyenne 58,4 heures par semaine), les artisans et chefs d'entreprise (50 heures par semaine), les cadres supérieurs et les professions intellectuelles (43 heures par semaine). Les femmes sont particulièrement touchées par ce phénomène, car elles sont nombreuses à travailler dans les métiers du care et de l'accompagnement (éducation, aide à domicile…), où souvent on ne compte pas ses heures. Si l'on ajoute à la journée professionnelle le travail domestique et l'éducation des enfants, les femmes travaillent en moyenne, en Europe, un peu plus de 5 heures par semaine de plus que les hommes (selon l'Enquête européenne sur les conditions de travail). Elles ont plus souvent l'impression d'être débordées au travail, d'étouffer, d'être en limite de burn-out, car elles ont moins le temps de récupérer et sont toujours placées en situation de faire des choix (entre travail et vie personnelle) – ce qui a un coût en termes d'estime de soi.
Le surtravail, longtemps assimilé à une addiction (le workaholisme), serait plutôt, expliquez-vous, en grande partie lié à des problèmes d'organisation de l'entreprise…
Absolument. Certaines mettent les salariés en concurrence par un système de benchmark – et déclassent ou se séparent des moins bien notés. Cela met une pression énorme sur les salariés, d'autant qu'une performance moindre peut être due à des facteurs extérieurs – conditions de travail, organisation du service – plus qu'à leurs compétences. Les tâches annexes – traçabilité, reporting, e-mails – prennent de plus en plus temps… Il y a les tâches urgentes qu'il faut effectuer sous peine de retarder l'équipe. La complexification des systèmes productifs, qui implique tout un travail de coordination, d'organisation et de logistique important. C'est, d'ailleurs, ce qui donne aux gens l'impression – qui n'en est pas une – qu'ils consacrent de moins en moins de temps à leur cœur de métier, et donc que leur travail perd son sens. Enfin, aujourd'hui, chacun est placé sur plusieurs projets en même temps. Pour s'attaquer au «vrai» travail, il reste le temps de la soirée, des vacances ou du week-end, ce qui est mal vécu par la famille.
Peut-on s'extraire de ce système ?
Oui, mais pas tout seul. Quand c'est l'organisation qui dysfonctionne, un changement n'est possible que si l'on s'y attaque collectivement. Parfois, l'entreprise est consciente de ses dysfonctionnements et réfléchit d'elle-même à des solutions pour limiter la surcharge. Si elle refuse la discussion, il faut peut-être s'interroger…
On culpabilise énormément les gens en leur disant de lâcher prise. Alors que tout dans leur journée les pousse au contrôle. MARC LORIOL
Être débordé est-il devenu une norme sociale ? Plus personne n'oserait dire dans un dîner qu'il est très détendu…Plus qu'une norme, c'est une réalité. Les gens ne sont pas débordés par choix, ils le vivent souvent comme une contrainte nécessaire pour garder leur travail, c'est un cercle vicieux. Dans les métiers où il y a une mise en concurrence des salariés, qui implique finalement leur réputation ; dans les métiers où il est difficile de démontrer que notre travail est indispensable au bon fonctionnement de l'entreprise (car le travail de chacun est imbriqué), on remplace l'efficacité directe et mesurable par l'engagement – il faut montrer qu'on est impliqué.
Ne peut-on pas aussi être passionné par son travail ? Vous remettez en question cet argument.Oui, car on a souvent en tête l'image du passionné qui exercerait le métier dont il a toujours rêvé. Or, les études le montrent : on n'est jamais passionné par hasard. Les violonistes virtuoses, par exemple, ont souvent un parent musicien. Ils ont été incités, encouragés dès l'enfance, à pratiquer un instrument, et ont évolué dans un environnement qui a contribué à entretenir cette passion. Ils ont passé des concours, on leur a fixé des objectifs pour aller plus loin… C'est un peu la même chose dans toutes les matières. La passion naît souvent d'un biais entretenu par l'entourage. Après les parents, c'est l'école, puis l'entreprise, qui prennent le relais. Cette dernière a tout intérêt à entretenir cette passion, qui mène au surtravail au sens de Marx, cette fois : travailler plus pour le même salaire.
Quelles conséquences a-t-il sur la santé ?
En 2021, une enquête de l'OMS a montré qu'au-delà de 55 heures de travail hebdomadaires, il existe un surrisque de maladies cardiovasculaires, de troubles psychosociaux et de détérioration des relations sociales. Les gens qui travaillent trop ont plus de conflits avec leurs proches, leur conjoint, leurs enfants, et divorcent davantage. Ils ont tendance à vouloir tout contrôler, ont plus de difficulté à faire confiance, et, du coup, ont du mal à affronter les difficultés inédites. Leur travail devient aussi moins créatif. C'est encore plus vrai en cas de surtravail subi. J'ai voulu démontrer, dans mon livre, ce qui est à mon sens une erreur épistémologique : l'individu ne devient pas forcément addict au travail à cause de son tempérament. C'est au contraire parce qu'il est placé en situation de surtravail que son tempérament s'en retrouve affecté, ainsi que sa santé et ses liens sociaux. On culpabilise énormément les gens en leur disant de lâcher prise. Alors que tout dans leur journée les pousse au contrôle.
Comment en sortir ?
Ce qui peut aider, c'est d'avoir une position ou un travail qui permette une souplesse d'horaires. De prendre, par exemple, une demi-journée pour emmener son enfant ou sa mère chez le médecin. Mais aussi de remettre son cœur de métier au centre du temps de travail. Trop de cadres n'ont plus la fierté de ce qu'ils font ni la sensation d'épanouissement professionnel. Le chiffre a remplacé le sens. Je dirais donc que l'on peut chercher à travailler suffisamment pour être content de soi.
(1) L'addiction au travail, de la pathologie individuelle à la gestion collective de l'engagement, de Marc Loriol, éditions Le Manuscrit, 168 pages, 14,50 €. Disponible sur leslibraires.fr.
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