Source : Forbes - Pierre Berthoux
Anu Bharadwaj assure depuis février 2023 le poste de Présidente d’Altassian, célèbre éditeur de logiciels australien à l’origine notamment des célèbres Trello, Jira ou encore Confluence. Pour Forbes France, cette dernière a accepté de nous en dire plus sur son parcours fulgurant et de décrire la place de l’intelligence artificielle dans le futur du travail.
Pouvez-vous m’en dire plus sur votre carrière et comment cela vous a mené à la tête d’Atlassian ?
Anu Bharadwaj : Cela faisait neuf ans que je faisais partie d’Atlassian avant de devenir Présidente. Je suis née pour ma part en Inde et j’ai fait des études en science informatique avant de rejoindre Microsoft. J’ai passé 10 ans dans l’entreprise à résoudre des problèmes client et fournir les outils adéquats pour les développeurs et toutes les équipes techniques.
En 2014, j’ai rencontré Atlassian à Sydney et l’entreprise ne comptait alors qu’une centaine de personnes. J’ai accepté le job sans même réellement connaître l’organisation. On m’avait présenté les valeurs qui se sont avérées bien réelles ; je pensais au premier abord que c’était juste du discours marketing. J’ai donc commencé en tant que cheffe de produit pendant plusieurs années, puis j’ai décidé de prendre une année sabbatique pour m’engager dans un projet de conservation d’espaces naturels en Afrique. Mon objectif était par exemple de munir des lions ou des hyènes de trackers pour mieux les recenser.
En 2017, je suis devenue responsable des produits pour Altassian Cloud, à un moment où le groupe amorçait une transformation profonde de son modèle vers le cloud. En 2021, j’ai assuré le poste de Chief Operating Officer et enfin, j’ai la chance de pouvoir assurer depuis février 2023 le poste de présidente.
Il est plutôt rare de voir une jeune femme accéder à ce type de poste… C’est plutôt encourageant n’est-ce pas ?
A. B. : Oui, et c’est encore plus rare de voir des jeunes femmes avec un background technique se faire une place dans la tech – du moins à des postes stratégiques. Des efforts sont faits depuis plusieurs années mais il est vrai que les femmes se font toujours rares dès les études informatiques. J’ai vécu toute mon enfance dans une bulle avec des parents qui me répétaient sans cesse que les hommes et les femmes sont les mêmes. Et j’ai d’ailleurs été une gameuse ; mon jeu favori reste Wolfenstein 3D.
Mais quand je suis arrivée dans le monde professionnel, je me suis rendu compte que j’étais différente de mes collègues masculins, à plusieurs niveaux. J’ai aussi remarqué que les femmes ont moins de chances que les hommes de gravir les échelons mais que cela reste tout de même possible. Ainsi, mon rôle en tant que présidente est justement de s’assurer que les femmes qui arriveront après moi auront plus de chances de s’imposer chez Atlassian.
Il faut agir au niveau systémique et il est vrai que le travail à distance – amplifié depuis la crise sanitaire – a permis plus de flexibilité et d’inclusivité dans les profils recrutés. Mais cet exemple n’est pas suffisant et il faut poursuivre nos efforts pour atteindre plus de parité et d’égalité des chances.
Quels sont vos principaux défis pour 2024 et les prochaines années ?
A. B. : Atlassian est toujours mobilisé pour booster le potentiel de productivité des organisations au maximum, tout en veillant à se placer du côté de l’humain. Depuis trois ans déjà, la majeure partie de nos efforts est concentrée sur le travail hybride et distribué pour permettre à tous les collaborateurs d’accéder aux informations et aux outils de leur entreprise, n’importe où. Aujourd’hui, l’enjeu est de renforcer l’accès à l’intelligence artificielle (IA) et aux gains de productivité avérés qu’elle peut procurer.
Nous mettons d’ailleurs cet idéal du travail distribué en pratique chez Atlassian. Nous vivons le futur du travail en interne et nous souhaitons l’offrir au plus grand nombre. C’est ce qui nous a motivé à racheter par exemple Loom en octobre dernier, pour booster notre offre de collaboration via vidéo mais aussi AirTrack début novembre, un éditeur australien d’une technologie de gestion de la qualité des données informatiques. En avril dernier, j’avais d’ailleurs fait ma première intervention en tant que présidente lors de la conférence annuelle d’Atlassian et j’avais partagé mon enthousiasme quant au potentiel de la technologie au service de la collaboration ainsi que la nécessité de travailler ensemble pour y parvenir.
Que répondez-vous aux collaborateurs qui se sentent menacés face à la généralisation de l’IA dans le monde du travail ?
A. B. : Je comprends ces inquiétudes et nous devons veiller à expliquer pourquoi l’IA va renforcer l’humain et non le remplacer. L’IA est utile uniquement dans le cadre de tâches à faible valeur ajoutée et l’humain sera toujours inclus dans la boucle car rien ne peut fonctionner correctement sans lui. De la même manière, des qualités humaines ne pourront jamais être codées : je pense notamment à la créativité.
Ainsi, j’ai la conviction que l’IA va permettre aux collaborateurs de donner vie à leurs idées. ChatGPT a montré que la technologie peut être plus accessible et non plus seulement réservée aux experts et techniciens de la tech. L’IA va permettre de démocratiser la créativité à grande échelle, avec un gain d’inclusivité prometteur.
Pour autant, cela fait plus de 10 ans qu’on nous vend l’IA comme une révolution dans la collaboration… Est-ce si différent aujourd’hui ?
A. B. : Je n’ai pour ma part jamais vu un changement aussi rapide et il n’y a qu’à voir l’évolution flagrante entre la première et la dernière version de ChatGPT à ce jour. Les promesses de l’IA datent en effet depuis les années 90 mais elles n’ont depuis pas réellement été tenues et ont souvent été réservées à une partie restreinte de personnes membres d’équipes techniques. Les grands modèles de langage (LLM) utilisés notamment par ChatGPT ont changé la donne et l’IA devient réellement impactante, y compris pour les individus qui n’ont pas de connaissances techniques.
J’aime comparer ce type d’IA comme une personne « en extra » qui nous aide dans nos tâches quotidiennes. Et les collaborateurs n’ont désormais plus besoin des équipes techniques pour débloquer l’innovation et développer rapidement de nouveaux services.
Après la crise sanitaire, nous avons constaté un retour en force du présentiel… Qu’en est-il aujourd’hui ?
A. B. : En France, 74% des cadres ont la possibilité de travailler à distance mais l’interaction humaine n’a jamais été aussi privilégiée. L’objectif de la technologie n’est pas de remplacer le face-à-face et il est crucial de trouver un équilibre. Il est vrai que mettre en place un système de collaboration hybride n’est pas aisé : il faut d’abord identifier les différentes perceptions qu’ont les employés de la collaboration, leurs besoins, et offrir le maximum de flexibilité possible. Il est aussi important de prévoir des moments d’interaction sociale, simplement pour permettre aux collaborateurs de mieux se connaître ou tout simplement s’amuser et décompresser.
Quels conseils donneriez-vous aux organisations qui ont encore du mal à passer le cap du travail hybride ?
A. B. : Pensez dans un premier temps au système le plus adapté à votre situation et votre modèle d’affaires. Évidemment, les usines qui produisent du matériel physique auront du mal à adopter un modèle de travail distribué mais tout le secteur tertiaire est davantage concerné. Que vous ayez décidé de conserver vos bureaux ou non, le plus important reste comment le travail est fait.
Mon deuxième serait de rejoindre les employés où ils sont, plutôt que leur imposer un nouveau système. Je pense que la collaboration asynchrone est la clé du succès, tout en veillant à garder une trace des échanges pour que tout le monde soit sur la même longueur d’onde.
Enfin, les solutions et les pratiques choisies sont aussi déterminantes. Chez Atlassian, nous proposons un panel de plusieurs offres pour que chaque entreprise trouve chaussure à son pied. Par exemple, Confluence permet d’assurer le même niveau d’information pour tout le monde, Jira de coordonner la gestion de projets informatiques ou de suivi de bugs et enfin Loom de partager votre expérience au reste des équipes. J’utilise d’ailleurs pour ma part ce dernier outil à des fins de leadership pour partager ce que j’ai appris dans la semaine.
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