Source : Harvard Business Review- Clémentine Piazza
"Les leaders de l’ombre"... Une expression qui peut paraître antinomique, et pourtant.
"Il n’y a pas de lumière sans ombre”, disait Aragon. Et si le véritable rayonnement se jouait dans l’ombre ? A l’échelle de l’entreprise, cela veut dire savoir s’effacer au profit de la mission de l’organisation tout entière. C’est accepter que cette mission prime sur l’individu. Car finalement, que restera-t-il de l’entreprise après son fondateur et ses dirigeants ? Sa mission.
Le dirigeant moderne est un passeur
L’entreprise doit survivre à son dirigeant, c’est une évidence. Tout dirigeant devrait d’ailleurs se fixer comme objectif de ne jamais limiter l’entreprise à sa personne. C’est déjà moins évident et pourtant, c’est fondamental. Lorsqu’un dirigeant incarne tellement son entreprise qu’elle lui est automatiquement associée, c’est forcément dangereux. Tout d’abord parce que c’est faux : une entreprise est toujours le fruit d’un travail collectif. Ensuite parce qu’une personne est toujours moins puissante qu’un collectif en mouvement.
C’est d’autant plus essentiel lorsqu’il s’agit d’une société à mission. Le dirigeant moderne devrait être un passeur au service d’une mission qui le dépasse et qui prime sur tout, sur la quête permanente de profit comme sur sa personne. Le risque est cependant plus grand dans une entreprise à mission de se retrouver dans la situation d’une sur-incarnation du projet par son dirigeant.
Pourquoi ? Parce qu’il défend sa mission de tout son cœur. Aussi parce que la société a souvent besoin de comprendre qui se cache derrière ces nouveaux points de vue militants pour y adhérer. Alors oui, si vous dirigez une entreprise à mission, il faut parler de vous, juste ce qu’il faut pour que la confiance s’installe, sans jamais perdre de vue l’objectif : s’effacer au service de la mission.
Penser son entreprise comme si on devait la quitter est une immense source d’efficience car cela conduit à constituer un comité de direction excellent et solidaire, à clarifier sa stratégie et ses valeurs, et à se poser une question essentielle : “Que devrait-il rester de mon projet si je n’étais plus là ?”.
Je me pose souvent la question pour la société que j’ai créée, inmemori, une maison de pompes funèbres présente à Paris, Lyon, Bordeaux, Nantes et Rennes. Qu’est-ce qui doit me survivre ? La dignité des obsèques. Prendre soin de ce moment, faire en sorte que le parcours des obsèques soit signifiant et réconfortant, pour permettre aux familles de faire leurs premiers pas sur le chemin du deuil. Ce temps de l’adieu existe depuis la nuit des temps et il continuera de vivre après nous. C’est ce souhait de longévité qui doit guider le leader à chaque étape, pour que sa mission lui survive.
L’art du silence
Lorsqu’il s’agit de s’effacer, la question de la parole, et donc de son corolaire, le silence, devient centrale. Le silence est à la parole ce que l’ombre est à la lumière. Avez-vous déjà remarqué combien celui qui mesure son temps de parole, au sein d’un groupe ou d’une entreprise, est écouté ? A l’heure du bruit permanent, comment se fait-il que les temps de silence et la frugalité de la parole soient un des fondements du charisme ? C’est parce que le silence nous permet d’accéder à l’écoute. Il ne suffit pas de se taire de temps en temps. Il s’agit d’accepter les temps longs de silence et d’apprendre à naviguer dans ce qui est souvent une source d’inconfort. Il est important que le silence dure pour permettre à celui qu’on écoute de nous parler vraiment.
Les premiers mots sont souvent anecdotiques, les seconds pesés et les derniers en vérité.
Le silence permet d’avoir vraiment accès à l’autre, de le comprendre, c’est ce qu’explique Amélie Blanckaert dans son livre “Taisez-vous, on vous écoutera”.
Le silence est à la source de la qualité principale des leaders de l’ombre : le discernement. Se taire, écouter, observer pour distinguer les signaux faibles, la valeur informelle, les émotions… Des attitudes fondamentales d’ailleurs largement plébiscitées par les collaborateurs. La considération (37%), l’empathie (33%), l’écoute (31%) arrivent ainsi en tête des qualités citées par les actifs pour définir un bon leader, selon une étude du Boston Consulting Group.
Agir dans l’ombre pour son écosystème
Les statuts définissent l’objet social d’une entreprise. La nomenclature des professions de l’Insee range chaque métier dans une catégorie. Cette vision très silotée a souvent renfermé les entreprises sur elles-mêmes. En tant que dirigeants, nous nous occupons de nos équipes et de nos clients, mais que faisons-nous pour notre écosystème ?
Le leader doit trouver le temps d’aller à la rencontre de ce qui l’entoure, de comprendre l’écosystème dans lequel il évolue. Un écosystème n’est pas un agrégat de contacts qui gravitent autour de nous. C’est une chaîne d’étapes, de personnes, de structures, d’institutions, qui se tiennent la main. Chaque maillon est déterminant pour que la chaîne soit plus solide.
Les métiers du funéraire sont une bonne illustration de cette chaîne de solidarité. Quel point commun y a-t-il entre une infirmière en Ehpad, qui accompagne un cycle de la vie, et un gardien de cimetière qui veille sur les défunts ? Ils font tous les deux partie de la grande chaîne de la fin de la vie. Entre eux, il y a d’autres maillons comme les unités de soins palliatifs, les aumôniers, les conseillers funéraires ou encore les agents d’état civil. Et après eux, il y a les soutiens anonymes comme les bénévoles d’accompagnement au deuil.
Etre leader, c’est agir quotidiennement dans l’ombre pour intégrer tous les maillons de sa chaîne en comprenant et en respectant les besoins des uns et des autres. Cela permet à chacun de mieux jouer son rôle, à tous de mieux se passer le relais et, in fine, à la mission d’être mieux réalisée. Cet état d’esprit qui conduit à prendre soin de tout un écosystème, plutôt que de sa seule entreprise, confère au dirigeant une posture très différente. Il agit dans l’ombre au service d’un collectif qui le dépasse. « Une pierre phosphorescente placée dans l’obscurité émet un rayonnement. Cette même pierre exposée au plein jour perd toute sa fascination de joyau précieux (…). Le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre » (« L’Éloge de l’ombre », de Junichirô Tanizaki).
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