Source : Les Echos - Muriel Jasor
Guère aux avant-postes dans le quotidien des organisations, son rôle de médiation entre action et réflexion est pourtant crucial. Sans références, pas d'esprit critique ni profondeur réflexive.
« La véritable école du commandement est la culture générale. Au fond des victoires d'Alexandre, on retrouve toujours Aristote », écrivait Charles de Gaulle dans « Le Fil de l'épée ». Une citation sur la base de laquelle, le 2 avril dernier, l'Université L'Oréal a invité à débattre au Visionnaire-Espace François Dalle, centre consacré à la transmission et à l'innovation intégrant une verrière en forme d'oeuf à Paris, une consultante normalienne, un amiral directeur de l'Ecole de guerre, deux professeurs de l'Ecole des Mines-Paris et un directeur international de marque.
« Humanités », sciences, aptitudes variées… La culture générale - dans son acception la plus large pour ne pas être excluante - nous fournit une grille d'analyse des phénomènes complexes du monde. Par temps éruptifs et imprévisibles, autant l'inviter à harmonieusement cohabiter avec la culture technique et économique.
Car, quand tout un chacun s'appuie sur les mêmes sempiternels outils et solutions formatés, être en mesure de se référer à la littérature, la philosophie , l'histoire, la musique, l'architecture, la peinture, la politique, la science mais aussi aux séries télévisées , à la BD ou encore aux mangas peut significativement aider à prendre du recul et à nourrir une réflexion singulière.
Pilier humaniste et universaliste inamovible
Ces détours, loin de se limiter à des vecteurs de valorisation sociale (ah, briller dans les dîners en ville !), peuvent s'avérer fort positifs pour l'entreprise jusqu'à transformer la culture générale en avantage compétitif.
L'histoire fonde des représentations communes, la sociologie décrypte la complexité des relations humaines et quand cette forme de philosophie expérimentale que sont les sciences cognitives pose la question de la rationalité ou de l'émotion lorsqu'il s'agit de prendre une décision, « combien d'entreprises ont alors conscience d'osciller entre Descartes et Spinoza ? », demandait la philosophe Gabrielle Halpern dans une interview aux « Echos » .
Même si elles sont bien en peine de mesurer son retour sur investissement, les organisations ont ainsi tout à gagner à instiller, en leur sein, un pilier humaniste et universaliste inamovible dans un monde en mouvement perpétuel.
Quand l'essayiste Alexis Karklins-Marchay invite tout un chacun à se (re)plonger dans « La Comédie humaine » de Balzac pour comprendre les maux de notre XXIe siècle, d'autres prennent appui sur La Fontaine et ses fables tandis que des directeurs du marketing se mettent à chercher dans le succès de Taylor Swift,Beyoncé ou Aya Nakamura des clés pour mieux piloter le processus de création de leur organisation.
Grande source d'inspiration, l'industrie musicale sait comment innover en apprenant de ses échecs ou de ses succès, en profitant des conflits et parfois en allant à contre-courant de son public. L'entrepreneur de la Silicon Valley Ben Horowitz n'a-t-il pas admis trouver son inspiration dans le rap et le hip-hop, « genres musicaux dont les interprètes ont l'obsession du business » ?
Savoir faire un pas de côté
L'entreprise n'a jamais eu autant besoin de personnes curieuses, en veille permanente et soucieuses de décrypter en profondeur leur environnement. Bien entendu, le savoir-faire et la technique restent clés mais, pour trouver du sens dans son travail et progresser, la curiosité intellectuelle, la capacité d'adaptation, l'ouverture d'esprit, le discernement priment aussi.
Pas d'esprit critique sans références. Ainsi, un dirigeant saura - avec puissance, sans verticalité et autorité excessives - comment toucher le coeur des gens en se référant à l'art, émetteur de signaux faibles de l'environnement (à l'instar du président Georges Pompidou, interrogé sur le suicide de l'enseignante Gabrielle Russier amoureuse d'un de ses élèves, qui répond en citant le poète Paul Eluard).
Savoir sortir du cadre pour faire un pas de côté permet de mieux articuler des sujets éthiques , de percer les méandres complexes d'un marché ou encore de muscler une argumentation lors de relations sociales difficiles.
« Il importe de se décentrer de sa propre culture pour se confronter à l'altérité, faire émerger des aspérités et de nouvelles façons de penser et nourrir sa réflexion », explique Yasmina Jaïdi, directrice générale de l'Université L'Oréal - Leadership & Culture. « Depuis environ deux ans, nous avons relancé 'Les Capucins', un programme destiné à des talents prometteurs que nous invitons, une semaine durant, à rencontrer des philosophes , experts en géopolitique, artistes, etc. Avec l'objectif de favoriser l'ouverture au monde, l'interdisciplinarité, la rencontre. Et un effet surprise qui leur faire vivre, avec tous leurs sens, une expérience unique. »
Penser autrement est un devoir
Des opérations culturelles ponctuelles des entreprises au mécénat, en passant par des conférences de vulgarisation et des formations ad hoc pour expatriés, l'entreprise fait feu de tout bois. Mais comment développer et dynamiser, dans la durée, une culture générale en entreprise ?
Pour le professeur Armand Hatchuel, les dirigeants doivent, en la matière, particulièrement soigner leur entourage. Et utiliser les divisions de l'innovation pour challenger et régénérer les esprits autour de nouvelles formes de création à coconstruire. « Apprendre à penser autrement est un devoir des dirigeants qui, en première ligne, doivent promouvoir la culture générale sans discontinuer », insiste l'amiral Loïc Finaz.
C'est très important, car l'absence de culture générale amoindrit les repères communs, fait le lit des « fake news et deepfakes » qui non seulement désinforment mais surtout avivent, voire nourrissent l'intolérance.
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